Laura* accélère au volant de son véhicule de service, feu bleu enclenché. Elle ressent cette montée d’adrénaline et de stress qui précède toute intervention dont on sait qu’elle risque d’être mouvementée. Il faut être rapide mais précis. Les malfrats qui viennent d’être repérés par le dispositif policier dont elle fait partie, écument depuis plusieurs mois le canton; ils ont déjà percuté des véhicules de police et des douanes par le passé et sont considérés comme dangereux; ce soir-là, ils circulent dans un puissant 4×4 volé en Suisse. A tout moment, ils peuvent user de violence et passer en quelques secondes la frontière toute proche. Alors Laura roule vite; mais elle est concentrée. Toute son attention est focalisée sur la route et sa conduite, pendant que la radio diffuse la direction prise par les voyous.
Et la conduite rapide, Laura connaît. Elle a alors 39 ans, et depuis 15 ans qu’elle est inspectrice au sein de la police judiciaire, elle a servi le plus clair de son temps dans des brigades opérationnelles rompues aux filatures difficiles, aux poursuites, et aux interpellations compliquées. Femme d’action et enquêtrice hors pair, son dévouement exemplaire et sa personnalité attachante ont fait de cette petite brune aux yeux marrons un flic incontournable de la PJ, qui fait l’unanimité au sein de la « grande maison ».
Pourtant, ce 29 janvier 2017 à 22h30, elle ignore encore que c’est son destin qui vient de basculer lorsqu’elle aperçoit le crépitement du flash d’un radar situé entre Troinex et Vessy. 102 km/h marge déduite. Pas assez rapide ce soir-là pour rattraper les délinquants qui parviennent à quitter le territoire après avoir frappé une nouvelle fois. En revanche, trop rapide, beaucoup trop hélas, au sens de la loi et de la terrible machine qui va ainsi se mettre en branle sans faire de distinction entre un chauffard qui rentre chez lui après une soirée arrosée en boîte de nuit, et une policière qui ne cherche qu’à accomplir sa mission au service de sa communauté.
De retour au bureau, et faisant preuve de totale transparence, Laura rédige aussitôt une note de service explicative à l’intention de sa hiérarchie, qui la commente comme suite : « Tenant compte de la situation particulière, du dispositif mis en place et du potentiel danger que représentaient les prévenus pour les tiers et les policiers, je préconise l’abandon de poursuites pénales« .
L’IGS adresse un rapport à l’intention du Procureur Général qui ouvre pourtant une procédure pénale contre Laura pour violation des règles fondamentales de la circulation routière (art. 90 ch.3 LCR). Il lui tend même un acte d’accusation en procédure simplifiée lui demandant d’accepter une peine d’une année de prison. Mais Laura refuse.
Le 9 décembre 2019, le Tribunal de Police déclare Laura coupable de violation grave des règles de circulation routière (art. 90 al. 2 LCR), relevant notamment qu’elle n’était pas responsable du sous-dimensionnement de l’opération, et la condamne à une peine pécuniaire de 20 jours amende à CHF 190.-, assortie d’un sursis avec un délai d’épreuve de 3 ans.
Mais ça n’est pas assez aux yeux du Procureur Général qui fait appel du jugement prononcé par le Tribunal de Police.
Le message est dévastateur. Cet acharnement manifeste à vouloir faire du cas emblématique de Laura un exemple, demeure incompréhensible aux yeux des policiers qui souffrent d’un sentiment d’abandon de la part de la hiérarchie policière, mais également de la justice. De nombreux citoyens expriment également leur indignation et leur solidarité aux policiers trop durement sanctionnés alors qu’ils tentent d’exercer leur métier dans des conditions déjà difficiles.
Le 1er juin 2021, la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de Justice déclare Laura coupable de violation intentionnelle des règles fondamentales de la circulation routière (art. 90 al.3 et 4 LCR), la condamne à un travail d’intérêt général de 280 heures, peine assortie d’un sursis avec un délai d’épreuve de 2 ans. En introduisant la notion de délit de chauffard – qu’elle temporise certes avec une peine symbolique -, la Chambre pénale ouvre la porte à des conséquences administratives catastrophiques pour Laura, à savoir à tout le moins un retrait de permis de 2 ans au minimum.
C’est donc elle qui cette fois forme un recours combatif à l’encontre de cet arrêt, mais ce dernier est rejeté par le Tribunal fédéral, qui préfère attendre l’issue des travaux parlementaires alors en cours devant les Chambres fédérales à ce sujet.
Depuis cette nuit du 29 janvier 2017 où elle voulait seulement stopper les agissements de dangereux malfaiteurs, et où sa vie a ainsi basculé, et malgré 6 ans de procédure interminable et coûteuse, de batailles juridiques, de désillusions, de stress, d’incertitude et de peur pour sa carrière, Laura est venue travailler chaque jour, inlassablement, avec une conviction intacte, et avec la même détermination à servir et protéger les citoyens. Ses états de service sont restés exemplaires. Beaucoup n’ont pas eu cette force, brisés par une machine judiciaire lente et manifestement plus disposée à sanctionner durement les policiers que les délinquants.
Les policiers savent que le danger fait partie de leur vie. Celui d’être psychologiquement impactés par la détresse humaine, la violence et la mort auxquelles ils se trouvent quotidiennement confrontés. Ou celui d’être blessés en intervention, voire pire, d’y perdre la vie. Ces risques-là, ils les comprennent et les acceptent. Ils font même partie de leur ADN. Ils n’ont en revanche pas « signé » pour voir leur vie et celles de leurs proches saccagées parce qu’ils n’ont voulu faire que leur job. Ou pour être traités comme des délinquants par un Procureur Général qui semble prendre un malin plaisir à les rabaisser voire les briser et ce, sans aucun soutien d’une direction de la police transparente, silencieuse et indifférente, elle-même à cent lieues de l’exemplarité.
Le sort de Laura et de ces autres flics, des femmes et des hommes admirables et dévoués, mais qui paient pourtant un lourd et injuste tribut à la lutte contre la délinquance sur l’autel de l’exemplarité, ont marqué les esprits et ont profondément atteint leurs collègues au cœur de ce qui constitue précisément la force d’une police. Des policiers qui aujourd’hui, n’osent plus intervenir avec la célérité et la détermination parfois requises, et rechignent à prendre des initiatives pourtant nécessaires à la résolution d’enquêtes, mais aux conséquences potentiellement désastreuses pour leur carrière et leur vie privée.
Ainsi, à une formation des policiers inadaptée, à l’organisation dysfonctionnelle de la police, à la perte de sens des missions, aux problèmes de manques d’effectifs de terrain, et à une direction de la police qui depuis trop longtemps est compromise, qui ne joue plus son rôle et refuse le changement, vient s’ajouter cette peur qui à tous les niveaux dirige l’institution et explique tant l’inaction que l’attentisme.
Le constat est affligeant : nous avons perdu tout bon sens. Et avec lui, la confiance dans un système qui par ses aberrations, péjore la qualité du service à la population.
Une hiérarchie qui ne communique plus aux policiers des informations essentielles de peur de violer le secret de fonction. Des véhicules de police en intervention urgente freinant à l’approche de radars – ou encore sur lesquels des agents de la Fondation des parkings apposent des amendes d’ordre lorsqu’ils sont mal stationnés, alors que leurs occupants sont en intervention – ne sont que des illustrations des égarements et des travers dans lesquels cette peur et l’incapacité de discernement nous ont inexorablement précipités.
Ah, ne les oublions pas : les individus que Laura espérait stopper le 29 janvier 2017 au soir ont finalement été arrêtés quelques mois plus tard dans la région de Lyon, alors qu’en plein jour ils venaient de dérober une voiture puissante avec laquelle ils ont percuté plusieurs usagers de la route ainsi que des voitures de police dans leur tentative désespérée de fuite, faisant ainsi quelques blessés légers. Un miracle selon les policiers français.
*Prénom d’emprunt