LA VÉRITÉ ABÎMÉE
« Une querelle demeurant entre cette travailleuse du sexe et son client, ils ont tous deux pu s’expliquer et régler leur différend, sous la surveillance du commissaire de service et de l’IGS, qui ont pu vérifier qu’aucune des parties ne profitait de l’autre ».
(…)
« Cet événement concerne un policier en congé, lequel ne s’est, de surcroît, pas présenté comme tel. Il ne s’est pas déroulé dans des locaux de police. Cette affaire est donc strictement privée. Ainsi, une main courante a été établie, comme le veut la procédure, mais l’identité du policier a été anonymisée pour des motifs de protection de la personnalité du collaborateur« .
Ce sont les journalistes de RTSinfo qui l’ont révélé dans un reportage diffusé au journal du soir le 20 août 2023 : c’est notamment par ces explications que beaucoup – nombre de policiers et autres spécialistes du domaine – ont qualifiées de « lunaires », que le service de communication de la police a tenté de justifier le traitement pour le moins surprenant, réservé par un haut-gradé de la police (Commissaire) et un membre de la très sérieuse Inspection Générale des Services (IGS), à une potentielle affaire d’agression sexuelle et de séquestration commises par un policier en congé, au préjudice d’une jeune femme roumaine, travailleuse du sexe de rue.
En préambule, le SPJ rappelle bien évidemment que toutes les personnes citées dans ce reportage sont présumées innocentes jusqu’à preuve du contraire.
Ce principe fondamental étant souligné, l’histoire choquante, telle que décrite par le média, aurait été à peine croyable si elle n’avait pas été en partie confirmée par les déclarations (cf. ci-dessus) du service de presse de la police qui laisse entendre que tout se serait fait dans le respect des règles.
Il semblerait pourtant bien, au vu de cette surprenante tentative de justification, que ces règles aient été foulées au pied tant sur le plan procédural que déontologique, et ce, au mépris des droits d’une potentielle victime particulièrement vulnérable, comme le sont toutes les travailleuses du sexe de rue. Mais aussi de ceux de l’auteur présumé également, comme de la vérité qui, en l’absence d’une vraie enquête qui aurait dû être menée le soir des faits, sera difficilement exhumée. Et enfin au plus grand déshonneur des policiers-ières qui devront supporter, une fois encore, le désamour de certains et la méfiance légitime des autres.
Car ce soir-là, pour une raison qui restera à déterminer, un ou des Commissaires, normalement rompus aux procédures – ainsi qu’un membre de l’IGS, service directement rattaché à la Commandante et chargé de s’assurer que les policiers ont agi dans le respect des règles – semblent avoir pris eux-mêmes certaines « libertés ».
Comme celle de priver une potentielle victime et son agresseur présumé de leurs droits inaliénables d’être entendus, en n’enregistrant pas leurs dépositions.
Comme celle de ne pas dénoncer le cas au Ministère Public des infractions possiblement graves et surtout poursuivies d’office.
Comme celle de rédiger une main courante de façon très lacunaire et qui semblerait avoir disparu par la suite, alors qu’il s’agit potentiellement d’une pièce à conviction, tout comme les enregistrements des appels au 117.
Ou encore comme celle de « régler un différend », comme ils disent, en confrontant la potentielle victime à son agresseur présumé et ce, peu après que cette dernière ait été recueillie en état de choc par un chauffeur de taxi, et dans des locaux en principe fermés le soir en question.
Comment ne pas avoir imaginé un seul instant qu’une telle confrontation ne serait pas vécue comme pressante, intimidante, et de nature à la dissuader d’aller de l’avant dans sa dénonciation ? N’est-ce d’ailleurs pas pour cette raison que les articles 152 et 153 CPP prévoient précisément, parmi les droits conférés aux victimes d’actes d’ordre sexuels, celui de ne pas être confrontés à leurs agresseurs présumés ?
D’ailleurs, comment a-t-il été « réglé », ce « différend » ? Qu’est-ce qui a bien pu dissuader cette jeune femme qui se disait avoir été agressée sexuellement et séquestrée d’en rester là, et de quitter notre territoire précipitamment, non sans avoir à nouveau signalé l’agression dont elle avait été victime, cette fois à l’ASPASIE, démonstration de son point de vue, le problème n’avait en réalité pas du tout été réglé ?
Pour mieux comprendre la gravité des dysfonctionnements survenus le soir en question, voici comment les inspectrices et inspecteurs de la brigade des mœurs, spécialisés dans le traitement des atteintes à l’intégrité sexuelle, mènent quotidiennement des investigations dignes de ce nom – à charge comme à décharge – dès lors qu’ils sont saisis d’une dénonciation.
La victime supposée et l’auteur présumé (s’il est interpellé) sont soumis à l’éthylomètre voire à une prise de sang – pour autant que les faits dénoncés soient survenus peu de temps auparavant;
Tous les moyens de preuves sont collectés et isolés en vue de prélèvements et analyses;
La victime supposée est conduite aux HUG pour des examens médicaux, où elle aura l’occasion d’expliquer à nouveau ce qui lui est arrivé;
Elle, ainsi que l’auteur présumé, sont en outre examinés par un médecin légiste qui fait des constatations et procède à des prélèvements;
Les témoins potentiels sont auditionnés;
Après avoir pris connaissance de ses droits, l’auteur présumé est entendu en qualité de prévenu, en présence d’un avocat si souhaité ou si la défense est obligatoire;
Des perquisitions sont effectuées;
Après avoir pris connaissance de ses droits, la victime potentielle est à son tour auditionnée, en présence d’une personne de confiance et/ou d’un avocat si souhaité, et d’un traducteur si nécessaire;
Les coordonnées de la LAVI lui sont communiquées;
Les enregistrements des éventuels appels au 117 sont saisis;
Les policiers procèdent à des recherches d’images;
Bien évidemment, plusieurs de ces mesures nécessitent l’accord du Ministère Public, qui doit donc être nanti des faits, que ces derniers soient avérés ou non.
Alors pourquoi rien de tout cela n’a été fait dans la nuit du 2 au 3 avril 2018 ? Pourquoi ce policier n’a-t-il pas été soumis au même traitement qu’un citoyen ordinaire ? Parce qu’il s’agissait d’une affaire « strictement privée », comme l’affirme le service de communication de la direction de la police ? Laissez-nous rire ! Si des policiers ont été détruits pour des excès de vitesse commis lors d’opérations de police ou de courses poursuites, nous pouvons affirmer ici que d’autres ont littéralement été « crucifiés » – par une direction de la police qui n’a de cesse d’invoquer le devoir d’exemplarité et la rupture du lien de confiance – et ce, pour des affaires survenues dans un contexte strictement privé, étant précisé que certains de ces policiers ont été innocentés après enquête.
Car heureusement, c’est aussi à cela que servent les investigations à charge et à décharge. A innocenter celle ou celui qui est accusé-e à tort. Et ce soir-là, ce policier en congé a aussi été privé de ce droit, s’il était innocent.
Aujourd’hui, plus de 5 années plus tard, et les éléments matériels évoqués précédemment en moins, de quels moyens de preuve disposeraient la jeune travailleuse du sexe et le policier pour défendre leurs versions des faits ?
Agression sexuelle ou « désaccord commercial » ? « Règlement d’un différend » ou pressions visant à éviter une plainte ? Dissimulation intentionnelle ou négligence ? Qui était au courant de la façon dont cette affaire a été gérée ? Qui l’a ordonné ? Qui l’a validé ? Pourquoi la main courante aurait-elle été effacée alors que l’identité du policier avait déjà été anonymisée ? Sur quelle base règlementaire cette décision a-t-elle été prise ?
Ne risquent hélas de subsister que des questions sans réponse, et avec elles, des doutes insupportables et un dommage certain.
Dans tous les cas, l’affaire est grave. Car ce qui semble désormais acquis, c’est que des droits fondamentaux ont été bafoués. Que des règles qu’on ne pouvait ignorer ont été violées. Que la vérité a été abîmée de façon sans doute irréversible. Et que la confiance s’en trouve encore plus malmenée. Celle du public, mais également à l’interne. Car ça ne serait pas la première fois que la direction de la police réserve à une affaire un traitement plutôt surprenant en terme de conséquences pour un policier auteur présumé de faits punissables, et non conforme au principe d’équité…
Dans le cas présent, il est primordial de dissiper autant que possible les doutes provoqués par les manquements ou autres choix incompréhensibles voire discutables, raison pour laquelle la lumière doit être faite. Une vraie enquête doit assurément être ouverte et conduite en toute transparence, tant sur l’agression sexuelle et la séquestration dont aurait été victime la travailleuse du sexe, que sur la façon dont l’affaire a été traitée – et ce, que l’agression soit avérée ou non.
Reste à savoir qui mènerait cette enquête, l’IGS, présente le soir-là, étant désormais en cause.
Il en va de la crédibilité de notre police, une noble institution, composée d’une majorité de femmes et d’hommes admirables et exemplaires, qui souffrent chaque fois que des errances ou dysfonctionnements sont mis en lumière et jettent sur eux l’opprobre. Une institution que nous aimons, que nous voulons défendre, et qui doit plus que jamais retrouver un sens.